“Il était une fois …”
Elle a la voix grave, ample.
“C’est comme ça que l’on dit, non ? Il était une fois. C’est comme ça que l’on commence les histoires, il me semble.”
On voit sa silhouette qui se découpe sur le tapis. Elle danse au rythme du feu dans la cheminée, là derrière.
C’est le rituel des nuits sans lune. On se réunit chez elle. Elle fait toujours semblant de ne plus se rappeler, de ne pas savoir comment on s’y prend, au début. Et puis sa voix s’installe dans les oreilles comme dans un gros fauteuil moelleux. Elle s’y étire, elle s’y étale. Bientôt, il n’y a plus qu’elle dans les pavillons et ses mots dans les têtes, et les craquements du feu font comme les sillons un peu poussiéreux d’un disque vinyl.
“Il était une fois la première nuit sans lune. Je vois que tu t’en rappelles, toi. Mais laisse-moi raconter, laisse-moi.
Quand j’étais petite, la lune était toujours dans le ciel, ronde comme une pièce de cinq francs. Sa lumière brillait sur nous, à l’image d’une veilleuse stellaire. On pouvait sortir la nuit sans craindre l’obscurité et son cortège de cauchemars.
Un jour, un renard adepte de fromage, qui avait fini de dévaliser tous les corbeaux du bois, se mit en tête que la lune ressemblait quand même drôlement à un gigantesque camembert, et qu’il croquerait bien dedans.
Son premier réflexe a été de chercher le corbeau qui pouvait bien la tenir dans son bec. Il en a appelé aux étoiles, aux déesses et aux sorcières, mais aucune n’a pu – ou voulu – lui répondre. Alors il s’est résolu à aller le chercher lui-même, son camembert. Il a, patiemment, pendant des années, construit une gigantesque échelle. Une échelle pour aller jusqu’à là-haut et enfin croquer dans cette appétissante meule.
Une fois son échelle finie, le renard la planta dans le sol et grimpa, grimpa tant et si bien qu’il finit par arriver à côté de la lune. Pas dessus, non, juste à côté. Il faut dire que vue la longueur de l’échelle, ça aurait été difficile de viser mieux, et le renard ne se sentait pas de redescendre pour ajuster la position ; le renard était un peu fatigué.
Ce que le renard ne savait pas, c’est que la lune tenait dans le ciel à l’aide d’un simple fil. Oui, un fil de nylon transparent, une sorte de fil de pèche si on veut.
Ce que le renard ignorait, disais-je, c’est que la lune ne tenait qu’à un fil. Alors quand il sauta dessus pour l’attraper, la lune se mit à balancer et à tournoyer. Et la lune, comme chacun sait, a deux faces : une face sombre et une face claire. Et, tournoyant, la lune se mit à nous montrer, à nous autres en bas tantôt sa face claire, tantôt sa face sombre, et le plus souvent un peu des deux en fonction de sa rotation.”
S’ensuit un silence, de ceux qu’on entend uniquement à la fin des histoires.
Puis une voix très douce s’élève du fond de la salle. “Mais c’est pas l’histoire de la première nuit sans lune, ça ! C’est l’histoire de comment la lune a commencé à aller et venir, sans doute, mais ça ne dit rien de la première nuit noire.
Puisque tu te crois si malin, raconte-la, toi, l’histoire de la première nuit noire !”
L’hôtesse est agacée. Mais une silhouette s’élève dans l’ombre. Il relève le défi, dirait-on. Il y a quelques chuchotements empressés, puis tout le monde fait silence à nouveau. Celui qui s’est levé laissé craquer les bûches, un peu. Elle, elle s’est assise à nouveau dans son grand rocking-chair. Elle balance doucement. Le grincement des jointures vient rythmer les claquements erratiques du foyer.
“ La première nuit sans lune, c’est celle où je suis né. Je suis né comme ça, pas plus grand ni plus petit. Juste cuit à point. Je me souviens… j’étais là, derrière chacun et chacune d’entre vous, prêt à vous dévorer. Je me souviens de vos regards terrifiés, Vous pensiez que quelque-chose vous suivait. Quelque-chose vous suivait. Mais jamais jamais vous n’auriez pu m’apercevoir. Moi je n’existe que dans la périphérie du regard, dans le coin de votre cerveau. Et ce n’est pas des corps que je me repais. Moi je n’existe que pour faire battre vos coeurs, pour nouer vos estomacs, pour ce frisson qui descend le long de la colonne. Je veux que vos poils hérissés me caressent. J’aime les picots de votre épiderme.”
La voix s’est fait sifflante. Il y a comme une sorte d’émotion qui la fait vibrer.
“J’étais si près de vous. Nous dansions, vous et moi. Et puis voilà, au milieu de rien, au milieu de moi, un petit coeur chaud s’est mis à battre. Un coup de foudre qui a allumé un foyer dans ma nuit noire. Un foyer, un refuge, une maison. Et vous vous êtes tous réfugiés là. Au plus près de moi, mais hors de portée de mes sombres bras. Alors je vous ai suivi encore. Je suis entré en mon propre sein. La lumière du foyer brillait, elle aurait pu avoir raison de moi, mais vous la contenez. Vous faisiez rempart entre elle et moi, me laissant des ombres aux murs pour me réfugier. Je l’ai vu, comme vous preniez soin de moi. Comme je n’étais pas prêt à faire face à ce bout de jour en plein coeur de ma nuit, et que vous le saviez.
Alors depuis, chaque nuit sans lune, chacune de mes nuits, je reste là, au fond de la maison, derrière vous encore mais cette fois sans vous effrayer. Je ne suis pas loin. Je veille sur vous. Je vous regarde veiller sur moi sans vous retourner. J’attends patiemment que les bûches se consument pour vous enlacer.”
Même le feu ne craque plus. Le public observe les ombres sur les murs. On ne sait pas trop si leurs regards sont emplis de reconnaissance, de peur, de honte, d’amour. Peut-être un peu tout ça à la fois.