Métèque

Quand je change de résidence, je n’appartiens à nulle part. 

Demi-elfe, déserteur•se, mutin•e. Là d’où je suis parti•e, je suis déclaré•e traître•sse. Là où j’arrive, je m’habille d’un devoir à vie de montrer patte blanche. J’emménage dans la suspicion. Ce n’est pas un appartement très confortable, mais j’y ai une chambre à moi. 

Je ne vais pas blâmer les voisines et les voisins. Moi aussi je me regarde avec interrogation quand je constate que j’ai conservé des us et coutumes de mon ancien espace de vie. Est-ce que je veux garder ces petits rituels ? Est-ce qu’ils constituent une part de moi ? Pourtant j’ai fait sécession avec ma culture pour de bonnes raisons. Quand tu grandis chez les ogres en te disant qu’on a dû t’échanger à la naissance, que tu es du petit peuple, il n’est pas irrationnel de finir par fuir les forteresses de pierre pour les clairières sous la lune. 

Pourtant, j’ai l’appétit d’une bête plus grande que moi. Je le sais, tu le sais. Peut-être qu’autrefois j’ai dévoré les tiens. On ne sait pas. Ce n’est pas impossible. Je ne crois pas, mais ce n’est pas impossible. On ne saura jamais jusqu’à ce qu’on sache que si. Il n’y a pas de prescription à ce doute-là, ni pour toi, ni pour moi. 

Non, définitivement, je ne vais pas blâmer les voisines et les voisins. L’intégration, c’est pas qu’une question d’injonction extérieure. Le tiraillement, je l’ai dans les tripes. Je ne suis plus de là-bas, mais la voix dans mon ventre me dit que je ne serais jamais vraiment d’ici non plus. Et au fond, est-ce que c’est vraiment ce que je cherche ? J’ai choisi mon camp (oui, il y a des camps. Oui on m’a embrigadé dans le mauvais à la naissance. Non, tout n’est pas relatif) ; je mène la bataille et ce n’est pas pour moi la bataille d’une autre. Je ne suis pas Casque bleu, je suis insurgé•e. Mais métèque, toujours ; et si c’est pas dans tes yeux, c’est dans ma tête. Je ne m’accorde pas le droit de vote, même si tu me montres l’urne. Ma voix est suspecte à moi-même. Je me promène avec mon appartement de jugements intérieurs. Un appartement entier, c’est bien lourd à porter. Qui l’eut cru ? 

J’ai pas grandi sous les bombes comme toi. Je ne sais pas ce que ça fait d’avoir la sirène qui hurle au fond de la tête, de savoir que je peux partir en promenade et rentrer pour trouver ma maison en ruines. J’aurais l’impression de t’insulter si je réclamais ta citoyenneté. Je comprends pourquoi on voudrait me la refuser. Il y a vraiment beaucoup, beaucoup de raisons. Être métèque c’est un peu être parti•e de là-bas pour ne jamais être vraiment arrivé•e ici. Je crois qu’il faut renoncer à l’idée que c’est un voyage qui un jour prend fin. Que je fasse mienne l’identité nomade, avec toute la fascination et la répulsion que ça engendre. Je ne suis plus de leur pays, je ne suis pas vraiment du tien non plus. Parfois tu vas douter de mes intentions, et crois bien que j’ai pas intérêt à avoir l’idée saugrenue de faire demi-tour. Parce que là-bas je serais pas reçu•e avec une médaille ou un cookie. Plutôt une batte cloutée ; et du mauvais côté de la poignée. Tu as pitié ? Non ? Tant mieux. Je ne crois pas que j’ai besoin de ta pitié. J’ai choisi l’inconfort parce qu’il est juste pour moi. Je n’ai pas peur des cailloux dans mes chaussures. Ça m’arrivera de pleurer, parce que parfois ça fera mal. Mais j’ai mon appartement sur moi, tu te rappelles ? Si j’ai besoin, je peux profiter de ma chambre pour faire une sieste de la vie de temps en temps.